Adolfe Crémieux. Juifs et indigènes en Algérie

 

Le 24 octobre 1870, une série de décrets relatifs à l’Algérie sont adoptés en France. L’un des décrets attribue d’office en 1870 la citoyenneté française aux israélites indigènes d’Algérie.

Plus de 35 000 juifs sont concernés. Le décret fait suite au sénatus consulte de Napoléon III, en vertu duquel juifs et musulmans pouvaient accéder à la nationalité française, à condition de renoncer à leur loi religieuse. Vu comme une hérésie par les juifs comme par les musulmans, peu concoururent à en faire la demande. Seuls 113 musulmans la feront, contre guère plus de juifs.

Les dispositions du décret Crémieux, largement réclamées par les juifs algériens à travers plusieurs pétitions, permirent ainsi aux juifs de pouvoir obtenir les mêmes droits que les colons et français de métropole. Se francisant depuis les débuts de la conquête bien plus rapidement que leurs homologues musulmans, ils se franciseront d’avantage, en accédant de prime, à la possibilité de participer et prendre part aux élections. Une entreprise ne faisant qu’intensifier les conflits entre juifs et musulmans en Algérie, jusqu’ici vivant en relative harmonie. Craignant alors de voir les israélites s’emparer des postes municipaux et modifier le paysage électorale, nombre de colons se montrèrent eux aussi tout aussi hostiles à ces mesures.

Adolfe, sauveur de ses israélites 

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L’homme derrière tout cela se nomme Adolfe Crémieux. Isaac Jacob Crémieux pour les intimes. Né peu après la Révolution, il est issu d’une famille juive qui, ayant vécu à Carpentras, s’est spécialisée dans le commerce. Cette dernière était alors une ville où de nombreux juifs vécurent sous protection pontificale. Protégés par les plus hautes autorités catholiques, on les appelait alors Juifs du pape. Adolfe gravite peu à peu les échelons en devenant tour à tour avocat, député, sénateur et ministre. À vingt-deux ans, il est initié dans une loge nîmoise du Grand Orient de France, où il reçoit les trente premiers degrés du Rite écossais ancien et accepté, avant d’intégrer une loge du Suprême Conseil de France du même rite dont il devient le Très Puissant Souverain Grand Commandeur élu en 1869. S’aidant de sa notoriété, il n’hésite pas à aider sa communauté. Il est même élu président du Consistoire central israélite de Paris en 1843 et de l’Alliance israélite universelle en 1864, qu’il créa quelques années plus tôt. Il plaide alors pour un judaïsme des Lumières, une union des juifs du monde en favorisant leur émancipation dans les pays musulmans et leur assimilation au modèle républicain. Double discours et ambitions cachées pour certains. Selon des déclarations lui étant attribuées, il serait un judéo-centriste pleinement acquis à l’idée d’un peuple élu se devant de gagner le globe et dominer les nations. Promu en 1870, ministre de la Justice du gouvernement provisoire de Défense nationale, c’est ainsi qu’il fait promulguer ces six décrets qui régenteront la vie administrative et sociale en Algérie.

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Culture du deux poids deux mesures 

L’année suivante, le Cheikh Al Mokrani fait soulever 250 tribus contre l’occupant français avant que le Cheikh Al Haddad décrète le Jihad total peu après. Un tiers des musulmans d’Algérie rentre alors en guerre.

Car si les juifs deviennent automatiquement français, les musulmans ne peuvent se voir naturalisés et devenir citoyens que sous conditions. Il faut avoir 21 ans, en faire la demande, fournir un acte de naissance ou un acte notarié. Vivant pour beaucoup dans des tribus, peu de musulmans possédaient d’acte de naissance. Quant à l’acte de notoriété, il ne peut être fourni que par un officier public, se basant sur des témoignages, et s’accordant le droit de définir la véracité de ces derniers. Ce sera donc selon le bon vouloir de cet officier. Et ce n’est pas tout… Le demandeur musulman doit ensuite effectuer une demande auprès du chef du bureau arabe de la circonscription où il vit, tout en jurant abandonner la loi coranique pour la législation française. Rien ne change alors vraiment pour les sarrasins dominés depuis Napoléon III. S’ajoutant à l’occupation, aux privations économiques, à l’ingérence politique et religieuse, se dessine une politique préférentielle à l’égard des juifs et un désir de voir les musulmans apostasier leur religion. Ce n’est pas moins les difficultés d’obtention de la dite nationalité mais le mépris affiché des français à l’égard des musulmans qui motivèrent la résistance musulmane. Mais le soulèvement populaire ne rencontrera pas la victoire espérée. Des milliers de musulmans mourront et de nombreux captifs seront déportés en Nouvelle-Calédonie, condamnés au bagne. Souhaitant calmer la révolte, le chef du gouvernement provisoire, Adolphe Thiers, dépose, le 21 juillet 1871, un projet d’abrogation du décret. Mais sous la pression de quelques portefeuilles bien remplis, dont le banquier Alphonse de Rothschild, Mr Thiers devra faire machine arrière. Le décret Crémieux ne sera finalement abrogé qu’en octobre 1940, sous le régime de Vichy, pour être rétablit peu après par DeGaule jusqu’à l’indépendance du pays.

Entre temps et après de nombreuses révoltes, le Code de l’indigénat établit en Algérie en 1881 détériore encore un peu plus la cohésion sociale sur le territoire. Imposé à l’ensemble des colonies, ce code prévoit des restrictions particulières à l’égard des indigènes. Ces derniers ne peuvent librement circuler la nuit, ni voguer en dehors de leur commune sans autorisation, ils se voient réquisitionnés pour des travaux forcés ; ils peuvent être punis collectivement, sans procès, pour actes irrespectueux ou pour s’être réunis illégalement. Ceci sans compter les nombreuses confiscations de terres et enfermements arbitraires. Pour enfoncer le clou, une loi de naturalisation automatique est votée en 1889 pour les étrangers résidant en Algérie. Les musulmans sont encore une fois mis au banc.

Jusqu’à l’indépendance, ce ne sont finalement que 7000 musulmans qui devinrent français.

Diviser pour mieux régner 

Un décret préférentiel accordant nationalité et droits aux juifs et non aux musulmans, le départ de ces premiers pour la France une fois l’indépendance proclamée, la politique sioniste des gouvernements israéliens successifs à quelques milliers de kilomètre de là ; ce sont autant de chocs faisant germer par paliers successifs une certaine judéophobie latente dans les consciences de certains musulmans algériens. Si quelques juifs subsistent en Algérie, ils sont aujourd’hui quasiment tous partis, et la rupture semble désormais définitive.

À la lecture de l’histoire qui accompagna ce décret, on ne peut y voir autre chose qu’une énième injustice de plus commise par cette France impérialiste en direction des musulmans. La politique que mena ce pays et certains de ses hommes d’État en Algérie, fut constamment sources d’inégalités de traitement. La loi de 1905 en est un autre flagrant exemple. Sommant l’État de ne plus s’ingérer dans les affaires religieuses, elle ne fut pas appliquée en Algérie. Ceci dans le seul souci de pouvoir justement continuer à contrôler les institutions religieuses musulmane, contrôlant ainsi le pays entier. Le droit de manifester, de se syndiquer ou de faire grève furent tout autant de droits accordés aux colons que ne purent guère exercer les indigènes, si ce n’est au péril de leur vie.

Cette somme de lois et décrets n’a ainsi eu d’autres effets que de permettre à la fracture définitive entre des communautés qui pourtant jusqu’ici savaient coexister. Une fracture évidemment plus qu’utile à l’entreprise coloniale. Le diviser pour mieux régner dans toute sa splendeur.

Aujourd’hui, Crémieux n’est plus, et ses décrets non plus. Mais le mal est fait et les résultats de cette politique raciste et isolationniste semblent encore conditionner nombre d’esprits aujourd’hui. 

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