Le complot, oui, mais chez l’autre

 

Depuis plus d’un an les accusations portées à l’égard de la Turquie sur ses possibles relations avec Daesh n’ont eu de cesse de se multiplier.

La Turquie complice

La Turquie aiderait Daesh à vendre son pétrole, refuserait l’entrée de réfugiés les fuyant sur son territoire, et serait complice des attentats perpétrés sur son sol. Car pour bien remercier les turcs de leur coopération, Daesh accorderait à certains le droit de mourir dans un attentat commis par l’un des leurs. Plus de 200 en auront eu le privilège, rien que depuis le début de l’année 2015. Curieux procédé…Mais non diront nos spécialistes et journalistes hexagonaux! C’est prévu. Le président Erdogan laisserait faire, ou pire participerait au meurtre des siens.

 »Comment ce groupe terroriste a-t-il pu s’implanter et recruter en Turquie? Comment ses membres ont-ils pu aller et revenir de Syrie sans être repérés par les services turcs? Le pouvoir turc est accusé au mieux d’inaction, au pire de complicité…Le Président Erdogan a exploité ces attentats pour justifier la répression des kurdes dans le sud du pays. Les affrontements ont fait 250 morts civils en trois mois. Une stratégie du chaos pour gagner aux élections législatives du 1er novembre la majorité absolue perdue en juin. Mais à quel prix? »(1)

Longtemps, la Turquie a joué un double-jeu sur la question de l’EI en Syrie. Aujourd’hui plus que jamais,cette politique lui revient comme un dangereux boomerang. »(2)

Imaginons un seul instant quelles auraient été les réactions de l’opinion publique française, si à l’inverse, les turcs se permettaient d’insinuer que la France jouerait, ou s’était fait complice des assaillants au lendemain des attaques du 13 novembre?

Un traitement médiatique tout particulier

On observe ainsi depuis plusieurs années une terrible habitude dans le milieux journalistique français sur le cas turc. Quand on n’accuse pas indirectement le gouvernement d’Erdogan de complicité, on traite chaque attentat tel un fait divers de plus. Il aura fallu attendre le triple attentat d’Ankara pour voir la Tour Eiffel s’illuminer de rouge et blanc. Alors que la majorité des réfugiés le sont en Turquie, des documentaires sont réalisés en vue de dépeindre le sort effroyable qui leur est réservé dans les dits camps. Quand ici, on peine à en accueillir quelques milliers et que l’on ose marchander avec la Turquie pour qu’elle en récupère 72 000 de plus, bloqués en Grèce..

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Camp de réfugiés de Nizip. N’est pas la jungle de Calais qui veut.

Dans une interview donnée par l’Obs à Jean François Pérouse, ce dernier, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, explique que le laisser aller du gouvernement turc s’expliquerait par cette volonté qu’ils auraient eu à vouloir Bachar al Assad tomber :

 »Il y a eu un moment où l’objectif principal du gouvernement turc en Syrie était de mettre un terme au régime de Bachar al-Assad… Les services de renseignements ont eu une certaine tolérance vis-à-vis des cellules terroristes sur le sol turque, pourtant parfaitement connues et dont on savait qu’elles avaient des accointances avec l’EI et qu’elles se rendaient régulièrement en Syrie. Il y a eu là, si ce n’est des négligences, du moins un manque de rigueur dans le suivi de tous ces milliers de sympathisants. »(2)

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Des accusations qui ne tiennent plus

N’est ce pas à peu de choses près une politique similaire que la France mène depuis le début de la crise syrienne? Rappelons-nous qu’avant que nos ministres ré-envisagent une futur nouvelle collaboration avec le gouvernement syrien, Laurent Fabius affirmait clairement que cet homme, al Assad, ne méritait carrément pas d’exister. Des envois d’armes furent envoyés par la France à l’opposition, et sans que quiconque ne s’en cache réellement. Des armes qui tomberont parfois dans les mains de groupes franchement peu envieux d’une Syrie laïque et démocratique. Il fut amplement reproché aux français et aux occidentaux plus largement leur non action face aux exactions commises par les gouvernements syriens comme irakiens, et ce bien avant qu’on le fasse avec la Turquie, qui se chargeait déjà d’accueillir des réfugiés par milliers. Alors pourquoi en accuser la Turquie?

Les accusations faites ainsi à son encontre sont aujourd’hui devenues difficilement justifiables.

Une conversation interceptée entre Ilhami Bali, responsable de Daesh en Turquie, et Yunus Durmaz, l’émir de Gaziantep, nous apprend clairement que Daesh ne souhaite qu’intensifier ses attaques sur le sol turc pour cause de son implication dans la coalition internationale. Quant à ce pétrole roulant dans les véhicules turcs et provenant des raffineries contrôlées par les soldats en noir, il y a fort à parier que si l’information s’avère véridique, les turcs ne doivent pas être les seuls. De plus, qu’a la France à dire quand un de ses plus grand cimentier, Lafarge, fut pris la main dans le sac, en pleine collaboration avec Daesh sur le sol syrien? Pas grand chose, et d’ailleurs elle l’a compris, et cette histoire de pétrole daeshiste en Turquie a eu le temps de vite dégonfler.

Le soutien français au PKK

Si on ajoute à cela le parti très franchement pris par la France pour le PKK, il y a de quoi vexer plus d’un turc. Un PKK adulé ici mais considéré comme organisation terroriste un peu partout dans le monde.

On se plaint ici du traitement infligé aux militants kurdes, comme si un gouvernement ne pouvait se montrer sévère et policier à l’égard de la menace qui plane sur le pays depuis plusieurs années émanant d’une certaine frange armée. On se plaint du grand nombre de militants du PKK inquiétés durant la rafle anti-terroriste menée contre Daesh, où seul quelques dizaines d’entre eux seulement furent arrêtés, contre plusieurs centaines du côté des militants kurdes. Ceci rappelle pourtant étrangement les résultats de l’état d’urgence en France et le grand nombre de musulmans perquisitionnés, puis fichés S et le peu de terroristes arrêtés.

Kurdistan vivra, Kurdistan vaincra! Vive le Rojava démocratique, laïque, féministe, autogestionnaire…(3)

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Membres du PKK

Rappelons que le PKK, au delà de la légitimité de leur combat, ce sont quand même des centaines d’enlèvements, des enfants embrigadés dans des camps d’entrainement, des financements provenant de trafics en tous genre et surtout des milliers de morts. L’attentat, le PKK en a fait sa marque de fabrique bien avant al Qaïda et Daesh. Mais là est peut-être un terrorisme plus propre et justifiable que d’autres. Probable que l’idéologie laïque et démocratique des pontes du PKK doit les aider à plus facilement trouver soutien auprès de nos cols blancs.

Ils vont vous faire haïr la Turquie

La Turquie, à cheval entre une Europe sécularisée et un Moyen Orient se ré-islamisant, gêne et agace. Pas une semaine ne se passe sans que l’on cherche la petite information susceptible de diaboliser son gouvernement. Un gouvernement régulièrement accusé de ré-islamiser sa société, chose qu’il aurait pourtant le droit de faire, surtout avec une population de plus en plus regardante sur sa religion, l’islam. Une ré-islamisation néanmoins en demi teinte. Des touristes continuent d’y affluer, s’abreuvant de bières aux côtés de jolies filles, dans l’une des innombrables boites de nuit que compte Istanbul. Nul ne vous y obligera à porter de voile, vous y avez seulement à nouveau le droit de le porter un peu partout, chose encore impossible il y a quelques années. Et jusqu’à preuve du contraire, la Turquie reste une démocratie, dont la constitution nous rappelle clairement le rôle central qu’occupe le peuple, comme ailleurs seul souverain.

Pour l’application de la législation islamique ou de l’islam comme religion d’Etat, on repassera. Les députés viennent d’ailleurs de réinscrire la notion de laïcité dans la constitution.

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On aurait quantité de choses à redire sur le président Erdogan et les gens qui l’entourent. Il reste un homme politique de ce qu’il y a de plus moderne, en campagne perpétuelle et usant des outils qui lui sont disponibles pour asseoir sa réputation et son avenir. Loin de nous l’idée qu’il ne puisse pas faire preuve de ruse et de stratégie, ou bafouer certains droits humains. Il ne s’agit pas de le défendre ou de prétendre en son infaillibilité, ou à la vision d’un quelconque complot, ici. Ce qui est déplorable est l’attitude de ceux ici, se permettant des propos qu’ils n’autorisent aucunement quand ils en sont les cibles. Si complot il y a, n’est il possible que chez l’autre?

Le complot c’est l’autre

Si nous résumons, nous avons donc, un pays qui, faisant partie de la coalition, bombarde les positions de Daesh, en arrête régulièrement des membres sur son sol, se voit clairement visé à travers fatwas et communiqués, subi quantité d’attentats et qui accueille déjà plus de deux millions de réfugiés syriens. Mais non, ils seraient complices, Erdogan jouerait un double jeu. Ou comment le complot devient possible, mais sous d’autres horizons.

À l’ombre de la Tour Eiffel, toute idée complotiste est pourtant fermement condamnée, et le gouvernement a pris la chose tellement au sérieux qu’elle a missionné l’éducation nationale dans le but d’éradiquer ce virus de la pensée dès l’entrée dans les salles de classe. Il est ainsi devenu presque un crime que de penser l’Etat mêlé, ou parfois carrément derrière certains attentats. On pourra tout au plus légitimement penser que l’appareil d’Etat et les renseignements généraux puissent fauter ou voir la situation leur échapper.

Mais quand il s’agit de porter un regard sur l’actualité ailleurs, l’intelligence française ne se gênera pas pour changer de lunettes et faire sienne la théorie du complot. Les mêmes supports médiatiques ayant fait les gros titres en traitant de la folie complotiste de nos jeunes se transforment soudainement en l’objet de leur crainte quand il s’agit de traiter l’information d’ailleurs. Que l’Etat puisse être derrière des attentats, se faire complice des terroristes, oui, mais chez l’autre. Les turcs ne sont qu’après tout des musulmans, et plus encore des ennemis historiques de l’Europe. La moindre des choses serait ainsi de se permettre d’avoir des doutes quant à leur bon vouloir.

Le gouvernement turc fomenterait donc ses attentats pour mieux pouvoir s’en prendre aux kurdes. Dites la même chose des attentats commis sur le sol européen, en pensant l’Etat faisant sauter des trains et des gares pour pouvoir mieux s’en prendre aux musulmans, et vous voilà devenue persona non grata.

Nous voyons ainsi encore une preuve à charge supplémentaire des liens étroits subsistants entre le pouvoir politique et les grands médias, plus occupés à servir les intérêts de l’Etat et sa politique internationale que d’informer son auditoire.

L’indépendance journalistique n’est pas beaucoup plus possible ici qu’en Turquie, la propagande est partout, et sur le cas turc, elle se fait très agressive. Étrangement, avec la normalisation des relations de l’Etat turc avec Israël et la Russie, et la multiplication des attentats imputés à Daesh perpétrés sur son sol, les regards se font moins inquisiteurs. Accuser le gouvernement d’Erdogan de complicité avec ses bourreaux peine effectivement à tenir.

Il en aura en tous cas fallu des morts. Mais comme dirait l’autre, les vies n’ont pas toute la même valeur…

  1. http://info.arte.tv/fr/turquie-daesh-erdogan-liaisons-dangereuses

  2. http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20160629.OBS3600/attentat-a-istanbul-la-turquie-a-pris-conscience-du-danger-de-l-ei.html

  3. http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35623#outil_sommaire

 

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