Critique de la raison pure, par un musulman et en plus simple

Érigée aujourd’hui en véritable déesse, la raison est considérée depuis l’Antiquité par divers penseurs et érudits comme la seule source de mesure capable de fixer les critères permettant de distinguer le vrai du faux et le bien du mal.

Son origine latine serait ratio, désignant une mesure, un calcul, une faculté de raisonner. En opposition figure ainsi l’irrationnel, désignant tout ce que la pensée humaine pourrait produire de faux. Un faux décrété après examen rationnel. Une raison que bon nombre auront tenté d’opposer aux croyances d’ordre transcendantales, liant l’Homme au Divin, divinités et esprits.

Mais tous les esprits rationnels ne furent pas anti-déistes, loin de là. De Platon à Voltaire, la plupart des philosophes avaient bien foi en une force supérieure, un architecte, une source première, hors de l’espace et du temps. D’autres par contre, considèrent inévitablement raison et croyance comme étant des principes antagonistes, Descartes et Kant en tête.

 »La morale, qui est fondée sur le concept de l’homme, en tant qu’être libre s’obligeant pour cela même, par sa raison à des lois inconditionnées, n’a besoin ni de l’Idée d’un Être différent, supérieur à lui pour qu’il connaisse son devoir, ni d’un autre mobile que la loi… elle n’a aucunement besoin de la religion »(1)

La raison énonce des normes, régulant nos comportements, voulues et pensées comme universelles. L’Homme se fixe des principes raisonnables, commun à tous, parfois au détriment des règles et de la morale religieuse, jugée trop subjective. En plus d’être irrationnelle car ne relevant pas de l’expérience, la norme religieuse se valide par la foi, qui n’est pas connaissance, tel que les rationalistes se l’imaginent, mais croyance. La connaissance devenant au fil des débats indiscutablement synonyme de raison, la foi qui n’est ni connaissance ni produite par l’expérience se voit ainsi peu à peu devenir l’opposée de la raison.

Mais une chose échappe, ou ne fait l’objet que de peu d’attention chez les principaux intéressés. Si chaque chose se valide après examen rationnel, par quel moyen valide t-on l’examinatrice en question, la raison ? Pour en valider la pertinence, comme on le fait pour toute autre chose existante, il faudrait un outil nous permettant d’en faire de même avec celle-ci. Les Révélations confirmant la saine nature, la force du cœur et l’existence de normes transcendantales, n’étant pas prises en compte par les rationalistes purs et pratiquants, quel pourrait être cet outil? Ils n’en ont jamais fait mention. Évidemment car il ne saurait exister. Rien n’étant démontrable sans l’usage de la raison, il faudrait alors faire examiner la raison par la raison elle-même, ce qui confronterait ainsi ses adeptes à un paradoxe insolvable.

La pertinence de la raison ne pouvant être de l’ordre de l’expérience ou de la connaissance, peut-on y voir également une forme de croyance de plus? Ne sachant pouvoir en valider la pertinence on ne peut effectivement que croire en sa supériorité. Le rationaliste pourrait n’être rien d’autre qu’un croyant de plus, car il croit, non en Dieu mais en la raison. Et en la supériorité de la raison sur tout autre concept. Une supériorité d’ailleurs constamment confrontée à ses limites. La raison étant toujours subordonnée aux avancées intellectuelles et empiriques de l’Homme. Chaque avancée générant de nouvelles problématiques et de nouveaux questionnements et jugements.

La raison repose donc sur une croyance, une foi, une foi en la raison. Une raison présente dans l’espace et le temps donc ayant un début, et donc une cause. La raison explique, confirme, mais ne crée rien, elle compose avec ce qui est déjà existant. Voici donc une croyance qui ne s’avoue pas, et qui non contente de ne pas savoir expliquer l’origine de la vie, appelle à l’adoration inconditionnelle d’une raison crée et non créatrice.

Mais le rationaliste restera persuadé que le fou, c’est l’autre, croyant en un Créateur en dehors du temps et de l’espace, dont la raison et la science ne font qu’en confirmer l’existence.

 »La Révélation nous appelle à réfléchir sur les êtres en faisant usage de la raison, et exige de nous que nous les connaissions par ce moyen, voilà qui ressort à l’évidence de maints versets du Coran. »(2)

Si cette philosophie n’a que peu rencontré de succès auprès des théologiens musulmans accrochés à l’unicité divine, c’est pour une bonne raison. L’islam, contrairement aux autres religions, ne voit aucunement la raison comme un obstacle à la foi, ou comme une concurrente qu’il convient de censurer. Elle est le moyen de connaître le Divin, un outil au service de la Révélation. Le christianisme devenant au fil des conciles et des réformes une croyance en un dogme muable et de plus en plus incohérent et irrationnel, les philosophes n’eurent guère de mal à faire prévaloir leur foi rationaliste auprès des chrétiens. Ils en eurent beaucoup plus avec les musulmans et la révélation coranique. Révélation insistant à plusieurs reprises sur l’importance de la connaissance et de l’usage de la raison dans le cheminement spirituel de chacun.

 »En vérité, dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes pour les doués d’intelligence, qui, debout, assis, couchés sur leurs côtés, invoquent Dieu et méditent sur la création des cieux et de la terre… »

Sourate al Imran versets 190-191

 »Mais si! un avertisseur nous était venu certes, mais nous avons crié au mensonge et avons dit : Allah n’a rien fait descendre, vous n’êtes que dans un grand égarement » / Et ils dirent : « Si nous avions écouté ou raisonné, nous ne serions pas parmi les gens de la Fournaise. »

Sourate al Mulk versets 9-10

 »Rappelle donc et par la grâce de ton Seigneur tu n’es ni un devin ni un possédé / Ou bien ils disent : « C’est un poète! Attendons pour lui le coup de la mort ». / Dis : « Attendez! Je suis avec vous parmi ceux qui attendent ». / Est-ce leur raison qui leur commande cela? Ou sont-ils des gens outranciers? / Ou bien ils disent : « Il l’a inventé lui-même? » Non… mais ils ne croient pas. / Eh bien, qu’ils produisent un récit pareil à lui (le Coran), s’ils sont véridiques. / Ont-ils été créés à partir de rien ou sont-ils eux les créateurs? / Ou ont-ils créé les cieux et la terre? Mais ils n’ont plutôt aucune conviction. / Possèdent-ils les trésors de ton Seigneur? Ou sont-ils eux les maîtres souverains? / Ont-ils une échelle d’où ils écoutent? Que celui des leurs qui reste à l’écoute apporte une preuve évidente ! / [Allah]: aurait-Il les filles, tandis que vous, les fils? / Ou leur demandes-tu un salaire, de sorte qu’ils soient grevés d’une lourde dette? / Ou bien détiennent-ils l’Inconnaissable pour le mentionner par écrit? / Ou cherchent-ils un stratagème? Mais ce sont ceux qui ont mécru qui sont victimes de leur propre stratagème / Ou ont-ils une autre divinité à part Allah? Qu’Allah soit glorifié et purifié de tout ce qu’ils associent! »

Sourate at Tur versets 29 43

  1. Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple Raison, Traduction de J.Gibelin, Vrin, Paris, 1968, p. 22.

  2. Averroès, De l’harmonie de la philosophie de la religion.

 

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