Quand les juifs migraient en Musulmanie

 

À l’heure où les tensions en Palestine occupée semblent à leurs combles, il paraît difficile de s’imaginer vie prospère entre juifs et musulmans. Et pourtant.

L’après 1492, départ en Musulmanie

Lorsque l’Espagne redevient complètement chrétienne, la reine Isabelle la catholique prend la décision d’en expulser l’ensemble des juifs et musulmans. Plusieurs dizaines de milliers de familles sont concernées. Passant le détroit de Gibraltar, beaucoup d’entre elles s’installeront au Maghreb, alors sous le contrôle de l’Empire Ottoman, quand d’autres iront jusqu’en Turquie, à la demande du sultan Bayezid II. On parle alors de 150 000 personnes ou plus, chiffre considérable au XVème siècle. Un sultan qui demande d’ailleurs à ses fonctionnaires de ne pas repousser les juifs ni de leur créer des difficultés, mais de les accueillir convenablement. Moshé Capsali, grand rabbin de la Sublime Porte écrit à cette même époque :

 »Le sultan Bayezid [II], roi de Turquie, ayant appris tout le mal que le roi d’Espagne fit aux juifs qui cherchaient un lieu de refuge, eut pitié d’eux et ordonna à son pays de les accueillir avec bienveillance. »

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Le Sultan Bayezid II

Une fameuse lettre d’un rabbin, adressée à ses homologues restés en Allemagne fera aussi date. On y lit Isaac Zarfati afficher ouvertement son enthousiasme à vivre en terre musulmane, loin des sévices vécus en territoire catholique :

 »Je vous proclame que la Turquie est un pays ou rien ne manque et ou, si vous le voulez,tout se passera bien pour vous. La route vers la Terre Sainte vous est ouverte via la Turquie.
N’est-il pas préférable pour vous de vivre sous la domination de musulmans, plutôt que de chrétiens ? Ici, chaque homme peut mener une existence paisible à l’ombre de sa vigne et de son figuier »(1)

Des juifs restés en Espagne s’adressent même directement au Sultan en vue de lui demander permission de migrer en ses terres. Ce dernier prendra la peine de leur répondre en personne, tout en leur accordant leur droit. Plus tard, le Sultan Soliman, après que le pape Paul IV eut fait périr sur le bûcher 25 juifs baptisés de force, adresse à celui-ci un message par lequel il exprime son désir de voir les prisonniers juifs libérés, qu’il considérait comme des citoyens ottomans. Le pape cèdera face à l’insistance du sultan.

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Avant cette épuration que connut l’Europe et plus particulièrement l’Espagne en ce passage du Moyen Age à la Renaissance, de nombreux pogroms et lois anti judaïques poussèrent les juifs d’Europe à gagner les territoires musulmans. Elles paraissent à l’époque telles des havres de paix face à l’intolérance de l’Occident. D’Angleterre, de France, d’Allemagne, de Sicile, des milliers d’entre eux partirent pour les terres califales dès 1290.

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Des communautés juives y sont déjà présentes depuis les débuts de la révélation coranique, et y sont restées ensuite. Lors des conquêtes arabes, les armées musulmanes étaient même souvent accueillies en héros libérateurs. En 710 lors de leur entrée en Espagne, boutant les Wisigoths, tout comme lors des conquêtes ottomanes plus tard en Europe de l’Est. Convertis de force, exclus de tous les champs sociaux par les autorités catholiques comme orthodoxes, les juifs purent enfin regagner leur statut d’homme à part entière une fois sous la chariah. Leur statut de dhimmi, ne leur imposant qu’un impôt et le respect de certaines règles communes à l’égard des musulmans, ne fut que très rarement contesté. La liberté de culte était effective et nulle restriction professionnelle, sauf celle d’intégrer l’armée ou les postes les plus haut placés dans l’administration, ne leur incomba.

L’émulation juive en Musulmanie

Il est bien connu que Cordoue et l’Andalousie toute entière fut un parfait exemple de cohabitation entre juifs, chrétiens et musulmans. Largement fantasmée, peut-être trop, les 800 ans de présence et domination musulmane en terre ibérique eut aussi ses pages sombres. À chaque crise politique ou économique, l’ennemi fut parfois vite trouvé, et juifs comme chrétiens eurent parfois à faire face aux montées de violence d’un certain pan de la communauté musulmane. Des évènements similaires survinrent un peu partout dans le monde musulman, mais jamais rien de semblable à ce que leurs coreligionnaires pouvaient subir plus au nord.

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Mais là où ils ne faisaient que survivre et lutter pour exister, les juifs purent largement prospérer sous l’autorité califale. Avec l’arrivée massive de juifs en Turquie, c’est toute l’industrie de la draperie qui se développera. Citadins pour la plupart, chaque communauté put s’établir autour d’une synagogue et d’un rabbin, et disposer de ses propres quartiers.

Les juifs étaient – sauf rares exceptions dans la capitale – exclus de toutes charges publiques, d’autant plus que leurs affaires intérieures étaient réglées au sein de la communauté, qui disposait de son propre tribunal (bet-din) et de ses écoles (talmud-torà)… A l’apogée de sa puissance, le régime ottoman est toujours pour les juifs un traitement privilégié empreint d’une large tolérance, et excluant des discriminations touchant les autres minorités étrangères. (2).

Des ports tels Safed en Palestine et Salonique en Grèce, seule ville de son temps à majorité juive dans le monde, deviennent florissants. De nombreuses personnalités juives ont ainsi pu émerger avant et après 1492. Au X ème siècle en Irak, Saadia Ben Joseph rédige le premier dictionnaire en langue hébraïque. Samuel Naghriba, avant l’arrivée des chrétiens fut en Espagne musulmane successivement vizir, ministre des finances, et tout à la fois poète et homme d’épée. En 1493, David et Samuel ibn Nahmias, expulsés d’Espagne, installent à Istanbul la première presse à imprimer en caractères hébraïques. La grammaire juive serait d’ailleurs née de la grammaire arabe, tout comme la poésie juive le serait de la poésie arabe. De Baghdad à Cordoue, de Fès à Constantinople, des juifs servent l’État en qualité de médecins, de financiers, de diplomates. On peut aussi évoquer les cas d’Alvaro Mendez, fait duc de Mytilène en 1596, de Salomon Ashkenazi, ambassadeur, et de Joseph Nassi, fait seigneur de Tibériade, comte d’Andros et duc de Naxos.

Les exemples sont nombreux. Si nombreux que l’on ne peut que s’attrister du peu de place que ces exemples ont pris dans les esprits des plus échauffés aujourd’hui. À l’heure où le sionisme fait sa loi et tend à déshumaniser l’arabe d’en face, où certaines poches de résistances sunnites n’opèrent à plus aucune distinction, et où musulmans de France et de Navarre ont oublié leur histoire, il devient plus qu’important de se replonger dans les archives de cette histoire qui nous est si commune.

(1)Bernard Lewis, « The Jews of Islam » pp. 135 – 136 (1984, Princeton University Press)

(2)http://sefarad.org/lm/040/4.html

 

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